«Les chercheurs ne sont pas des apprentis sorciers»
LE FIGARO. Il y a beaucoup de polémiques actuellement sur la recherche. Y a-t-il des sujets de recherche tabous?
Valérie PÉCRESSE. Il ne doit y avoir aucun sujet tabou. Mais la recherche repousse les frontières de la connaissance: forcément, cela peut susciter des interrogations, parfois des inquiétudes. Il ne faut pas fuir ces débats. Il faut les mener avec les citoyens, et fixer un cadre qui pose le plus large consensus à un moment donné. C'est ce que nous avons fait avec les lois sur la bioéthique ou les OGM. Le but du débat public sur les nanotechnologies, c'était donc de permettre à chacun de s'exprimer et de mesurer ce que nous savons et ce que nous ne savons pas encore. Manifestement, certains ne souhaitaient pas que ce débat ait lieu. Que huit réunions aient été perturbées ou annulées du fait de certains activistes radicaux est profondément choquant. N'y a-t-il pas là une forme de dérive totalitaire? Le débat n'en est que plus nécessaire. S'il ne faut ni accepter ni rejeter en bloc les nano-technologies, en revanche nous devons informer les Français et dissiper les inquiétudes. Le gouvernement s'est engagé à appliquer systématiquement le principe de précaution dès lors qu'un risque apparaîtrait pour la santé ou l'environnement.
LE FIGARO. Les nanotechnologies sont porteuses de promesses en médecine. Comment laisser progresser la recherche malgré les oppositions?
Valérie PÉCRESSE. Les scientifiques doivent pouvoir s'exprimer et être entendus. Les feux de bois produisent des nanoparticules depuis la préhistoire… et les hommes les respirent depuis des siècles! Qu'y a-t-il de commun entre les nano d'un iPhone, d'un vêtement, ou d'un médicament? Aujourd'hui, on entend beaucoup les militants opposés à telle ou telle innovation, mais pas assez les chercheurs. C'est tout de même paradoxal! Prenez l'équipe du professeur Patrick Couvreur, à l'université d'Orsay. Elle travaille sur un projet extraordinaire: utiliser les nanoparticules pour cibler précisément les cellules malades et ainsi décupler l'effet des traitements, et en réduire les désagréments. Les premiers résultats sur le cancer et le sida sont extrêmement prometteurs. Si on ne prend pas cela en compte, le débat est complètement faussé: le principe de précaution, ce n'est pas le principe de méfiance!
LE FIGARO. La recherche sur les OGM est florissante aux États-Unis, en Chine… En France, les chercheurs de l'Inra sont découragés. Faut-il laisser ce secteur de la recherche aux pays extra-européens?
Valérie PÉCRESSE. Sur les OGM, nous avons un devoir de recherche. C'est une question de souveraineté nationale. Malheureusement, la plupart des chercheurs français ont été découragés par le harcèlement des «faucheurs», souvent proches des Verts. Prenez le cas de la vigne de Colmar où une concertation exemplaire avait été menée et des mesures de précautions drastiques prises après le vote de la loi au Parlement et pourtant les vignes ont finalement été détruites par des activistes… Il n'est bon pour personne de faire reculer la recherche. Là encore, il faudrait arrêter de faire comme si les OGM formaient un tout. Il convient d'analyser les risques et les bénéfices de chaque OGM séparément avant de prendre une décision. Dans certains cas, il est souhaitable d'appliquer le principe de précaution, comme l'a fait le président de la République pour le maïs Monsanto 810. Mais les dénoncer en bloc, c'est potentiellement se priver de progrès importants pour notre agriculture, pour l'alimentation et même, demain, la santé humaine.
LE FIGARO. Une vive polémique oppose des chercheurs sur le climat, est-ce aux politiques de calmer les esprits?
Valérie PÉCRESSE. Le rôle du politique, ce n'est pas de trancher les querelles scientifiques. J'ai donc demandé à l'Académie des sciences d'organiser un débat approfondi sur les causes et les conséquences du changement climatique. Mais aussi sur les méthodes et la déontologie de chacun. La confrontation sereine des points de vue doit avoir lieu. Elle est toujours utile. Je constate que, depuis longtemps déjà, les travaux des climatologues français font l'objet d'une indiscutable reconnaissance internationale. L'Académie nous dira sur quels sujets, désormais, il y a vraiment débat. Le partage des rôles doit être clair. Il revient aux scientifiques de nous dire quel est l'état actuel des connaissances. Mais ce sont les politiques qui doivent en tirer toutes les conséquences, dans un esprit de responsabilité. C'est ce que le gouvernement fait depuis bientôt trois ans. En s'engageant à limiter les émissions de CO2 dans l'atmosphère. Même si les prévisions les plus dramatiques de réchauffement de la planète ne se réalisent pas, ces décisions ne peuvent être que bénéfiques pour la santé humaine et la planète.
LE FIGARO. Vous avez envisagé un statut particulier pour les lanceurs d'alerte. Pourquoi?
Valérie PÉCRESSE. Les chercheurs ne peuvent pas travailler sereinement dans un climat de soupçon. Ils ont besoin de confiance. C'est pourquoi j'ai tenu à ce que soit élaborée une charte de l'expertise, qui apporte toutes les garanties, avec des règles déontologiques strictes. Mais la charte protège aussi le scientifique qui identifie un risque potentiel dans ses travaux. Il pourra donner l'alerte, sans craindre d'être sanctionné. Son établissement devra alors engager des études approfondies. C'est une petite révolution qui va s'opérer dans certains organismes de recherche jusqu'alors plutôt habitués à la culture du secret.
LE FIGARO. Jean Bernard disait à propos de l'éthique et de la recherche médicale qu'il ne fallait pas s'opposer au progrès. Selon vous, que recouvre aujourd'hui cette notion de plus en plus contestée?
Valérie PÉCRESSE. On assiste à une montée indéniable du scepticisme envers le progrès scientifique, et à des actions parfois violentes. Cela me préoccupe. Je ne laisserai pas dire que nos chercheurs seraient des apprentis sorciers. À mes yeux, c'est un nouvel équilibre à trouver entre le savant et le politique. Nous devons mettre les savants au cœur de la société et leur donner davantage la parole. In fine, il revient au politique de rester vigilant et de trancher. Mais sans une recherche audacieuse, nous ne pourrons relever aucun des défis qui sont devant nous.
„Le Figaro“ du 23 avril 2010